L’embarras du choix

Le Café Psy du 06.02.20

« Connaissez-vous cette histoire frivole 

D’un certain âne illustre dans l’école?

Dans l’écurie on vint lui présenter

Pour son diner deux mesures égales,

De même force, à pareils intervalles;

Des deux côtés l’âne se vit tenter

Également, et, dressant ses oreilles,

Juste au milieu des deux formes pareilles,

De l’équilibre accomplissant les lois,

Mourut de faim, de peur de faire un choix. »

Voltaire, La Pucelle d’Orléans

Mais de quoi donc cet âne avait-il si peur ?

« Choisir, c’est renoncer. » Cette phrase d’André Gide nous renvoie à tout ce que n’aurons pas, tout ce que nous ne ferons pas, tout ce que nous ne serons pas. Dès lors, choisir nous plonge invariablement et simultanément dans quatre angoisses existentielles : le désir, l’identité, la responsabilité, et les limites du temps, c’est à dire la mort.

Autant dire que, même lorsqu’il s’agit de choisir un vêtement ou une destination de vacances, la quantité d’énergie psychique requise nous épuise. Or, dans cette ère de liberté qui est la nôtre, le champ des possibles est immense.

Reprenons dans l’ordre.

La question du désir

Comment différencier le désir du besoin ? Pour faire simple, j’ai faim donc j’ai le besoin de manger. Le choix d’un rôti de bœuf ou d’une tarte au citron pour assouvir ma faim relève du désir.  Le besoin est impérieux. Il ne laisse pas de choix.

Le choix intervient dans l’espace du désir.  Nos besoins sont communs, nos désirs sont uniques, façonnés par notre histoire, nos souvenirs. Ils sont… nous.

Encore faut-il se les autoriser. Je vous renvoie à tous les textes du Café Psy sur l’importance de l’environnement familial dans le droit que l’on s’accorde à être soi.

Donc, choisir, c’est reconnaître et accepter son désir, mais aussi s’y engager comme en territoire inconnu. Car quels que soient nos choix, ils procèdent rarement d’une mûre réflexion.

Les recherches en sciences cognitives montrent que nous prenons toutes nos décisions en deux temps, que ce soit pour choisir une paire de chaussures ou la personne avec qui faire des enfants : d’abord, nous scannons rapidement les options disponibles, ce qui nous permet d’éliminer presque instantanément de nombreuses possibilités. Ensuite, nous comparons les options restantes : c’est là que tout se complique. Plus le choix nous semble important, plus nous essayons de le rationaliser. On fait la colonne des pour et des contres, on demande des tas de conseils, on fait des recherches, tout cela permet de considérer les choses avec clarté, mais pas de trancher ! Puis, à un moment, émerge une certitude venue d’ailleurs. De quelque zone obscure de notre inconscient que nous comprenons parfois bien plus tard, voire jamais.

En réalité, nous ne choisissons pas un objet extérieur, mais une projection de nous-même sur cet objet – et quand je parle d’objet, je veux dire « l’objet du choix », il peut s’agir d’une personne, d’une situation, d’une décision de vie…

Ce qui nous amène à la deuxième angoisse : celle de l’identité.

« Qui suis-je ? » La question du siècle

Depuis Aristote, tous les philosophes s’accordent : Choisir est difficile. Mais la société contemporaine a fait du choix la grande question existentielle de notre temps. Autrefois, notre identité était toute tracée : dans la noblesse, l’aîné héritait, le cadet faisait carrière dans l’armée et le troisième dans la prêtrise. Chez les bourgeois et les commerçants, on reprenait l’affaire ou le métier du père, chez les paysans, la question se posait encore moins puisqu’on allait aux champs dès qu’on en avait la force. Quant aux filles, elles étaient vouées à être épouse et mère. Et d’ailleurs, on ne choisissait même pas son conjoint. Chacun suivait les injonctions de sa classe, de sa famille, de sa religion, afin d’assurer l’équilibre et la cohésion de la société. L’épanouissement individuel librement décidé était une notion réservée aux artistes et aux intellectuels. Et encore, ils finissaient bien souvent en prison pour cela.

Aujourd’hui, au lieu d’hériter de notre identité, nous devons la choisir. Et cela va du métier au look vestimentaire, des opinions politiques aux valeurs morales, jusqu’au choix, bien sûr, de notre ou nos compagnon(s) de vie et même du nombre d’enfants que nous ferons.

La société de consommation a fait de nous des athlètes du choix. Rien que pour un simple yaourt : Bio ou ordinaire, nature ou fruit, velouté, bifidus, allégé, pot de verre ou de plastique… je vous laisse imaginer l’affolement de nos synapses, sachant que le choix final sera en fait dicté par des enjeux plus profonds qu’on ne le croit – développement durable, santé, prix, bonheur des enfants, autrement dit : suis-je une bonne citoyenne, prends-je bien soin de moi, suis-je raisonnable, suis-je une bonne mère ?

Tout ça pour un yaourt ? Oui. Du choix le plus futile au plus essentiel et lourd de conséquences, c’est le même processus. Cela touche à nos valeurs, à l’image de soi, à l’appartenance au clan social, au clan familial. Autrement dit, chacune de nos décisions détermine un peu plus qui l’on est. Encore faut-il, au préalable, avoir à peu près le sentiment et la conscience de qui l’on est.

De fait, nous vivons dans un monde où le champ des possibles est infini et notre liberté de choix peu entravée. Nos freins sont plus souvent intérieurs qu’extérieurs.

Ce qui nous conduit à la troisième angoisse : la responsabilité qui découle de la liberté.

Être l’auteur de sa vie

Selon les existentialistes, la liberté se mesure au degré de conscience que l’on a de notre responsabilité, au sens ou Sartre l’écrit dans L’Être et le Néant, c’est à dire qu’être responsable c’est « être l’auteur incontesté d’un événement ou d’une chose ». D’en assumer la paternité sans l’attribuer aux autres.

C’est ce sentiment de responsabilité qui rend nos décisions si difficiles, par peur de l’échec, de la honte, des conséquences, de la culpabilité, du jugement, de l’abandon, etc. On pourrait résumer toutes ces peurs en un seul sentiment : notre besoin de certitudes.

Pour assumer sereinement nos choix, nous devons accepter que nos décisions puissent parfois ne pas être les bonnes. Se tromper n’est pas gâcher sa vie. Nous avons beau nous efforcer de faire les “meilleurs” choix, quelque chose finira inévitablement par nous échapper. Jung écrit que « L’inconscient a toujours un projet ». Faisons donc confiance à notre inconscient.

Enfin, nous arrivons à la quatrième angoisse, la plus puissante et aussi la plus inconsciente : les limites du temps.

Lutter contre la finitude

Quelle signification et quelle menace se cachent derrière le processus de choix ou de décision ?

Je le répète : « choisir, c’est renoncer ». Pour tout « oui », il y a un « non ». Irvin Yalom a dit un jour à l’un de ses patients : « Les décisions se révèlent très coûteuses. Elles vous coûtent tout le reste. »

La décision est douloureuse car elle signifie la limitation des possibilités, et plus nos possibilités sont limitées, plus nous nous rapprochons de la mort.

Nous gérons tous plus ou moins notre angoisse de mort, consciente ou non, par l’illusion de notre particularité.  Celle-ci nous porte à croire que bien que les autres aient des limites, nous, nous n’en avons pas. Nous sommes en dehors des lois naturelles de l’humanité. Il s’agit bien sûr d’une sensation irrationnelle que nous traitons, pour la plupart d’entre nous, avec une certaine distance voire avec autodérision, mais elle est là. Elle nous protège de l’angoisse. Sauf que tout rappel de nos limites vient la mettre en défaut. Et c’est ce qui se joue dans le choix. Nous choisissons une option au détriment d’une autre qui ne se représentera peut-être pas. Nous touchons une limite. Nous touchons notre finitude.

Pour conclure, je dirai que choisir, c’est décider ce que nous voulons pour nous-même, renoncer à d’autres choses que nous aurions bien voulues aussi. C’est accepter le risque, l’erreur, accepter d’être humain, imparfait et mortel. Notre finitude ne nous permettra pas d’accéder à tout, mais choisir est le seul chemin pour accéder à quelque chose.

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