Frères, soeurs, enfant unique : que reste-t-il de nos amours (et de nos haines) ?

Le Café Psy du 27.06.19

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Voici ce qu’écrit la psychanalyste Chantal Lechartier-Atlan dans la Revue Française de psychanalyse : « Le fraternel est le banc d’essai de la vie psychique adulte avec un interlocuteur à sa taille, qu’il s’agisse de jalousie et de haine ou d’amour, y compris érotique. » Autrement dit, nos relations fraternelles nous apprennent à vivre la coexistence de sentiments contraires et conditionnent en grande partie nos futures relations sociales.

Ce qui caractérise cette relation fraternelle est avant tout l’appartenance à une même génération, ainsi que des parents communs. Ces deux faits posent la question cruciale de la place de chacun. Celle-ci dépend tout d’abord de l’ordre d’arrivée dans la famille : le premier enfant est le seul à bénéficier quelques temps de l’exclusivité de ses parents. Ce qui lui rendra difficile la naissance des suivants. Le dernier jouit également d’un statut à part puisqu’il ne connaîtra pas de changement dans la dynamique familiale. De même, il n’est pas anodin d’être, quel que soit son « numéro », le premier ou le second de son sexe.

Jalousie

Il semble moins dangereux à un enfant d’être en rivalité avec ses frères et soeurs pour l’amour de ses deux parents que d’être en rivalité avec son parent du même sexe pour la séduction de celui de l’autre sexe (en gros, petite fille amoureuse de papa, petit garçon in love avec maman). Dans son fantasme, la guerre entre frères et soeurs est légitime. Il n’y a transgression, et donc risque de punition, que dans la seconde proposition.

En revanche, cette rivalité entre frères et soeurs pour l’amour des parents se révèlent très menaçante pour l’identité. Il s’agit ici de l’existence même du sujet. Comment être soi-même et se réaliser dans la peur de la suprématie de l’autre ou de sa propre domination. Car en effet, il n’est pas plus simple d’être le préféré que de ne pas l’être.

Pour Freud, les choses sont claires : la jalousie est la première évidence de la relation fraternelle.

En effet, comment ne pas haïr violemment ce petit frère ou cette petite soeur qui vient nous voler ce que nous pensions acquis de toute, et pour toute, éternité.

Pourtant ce sentiment naturel, justifié, même, n’a pas souvent le droit de s’exprimer. La pression des parents s’expriment dès l’annonce de la grossesse : « c’est merveilleux, tu vas avoir un petit frère ! ». Mais ne pourrait-on imaginer que ces parents-là ont eu, eux aussi, un petit frère, qu’une part d’eux s’en souvient, et qu’ils savent que, d’une certaine façon, ils préparent là un sale coup à leur aîné. Ainsi, peut-être s’emploient-ils à éteindre toute manifestation de jalousie et d’agressivité pour ne pas faire face à leur culpabilité refoulée. Cette tendance s’étend d’ailleurs largement dans la société. Ne dit-on pas de sa meilleure amie : « Je l’aime comme une soeur. » ?

Comme l’enfant est prêt à tous les sacrifices pour plaire à ses parents, la haine pour le nouveau-venu est vite étouffée et, bien souvent, remplacée par son exact contraire : l’amour débordant.

Mais si pour l’aîné, il s’agit de conserver son bien, du côté, des cadets, il s’agit de conquérir ce qui appartient au plus grand. Et ce n’est jamais dans la tendresse que s’effectue une conquête.

Amour

Il convient néanmoins de différencier cet amour débordant, destiné à masquer le ressentiment, de l’amour réel qui se construit au fil de l’enfance partagée. Car la fratrie est le lieu par excellence de l’ambivalence. Le lieu où l’on apprend à haïr et aimer simultanément un même objet. Ce que Lacan nommait l’ « hainamoration ». Si dans les premiers temps de la vie, c’est avec sa mère que l’enfant découvre l’ambivalence, c’est avec ses frères et soeurs qu’il pourra l’expérimenter avec un sentiment de moindre risque. En effet, perdre l’amour de son frère est beaucoup moins dangereux pour la survie que perdre celui de sa mère. Nous parlons ici, bien sûr, de mécanismes inconscients.

Sur quels fondamentaux se construit donc cet amour fraternel ?

Tout d’abord, il naît dans une illusion de fusion. Nous venons du même ventre, avons bu le même lait, nous sommes « le même ». Bien sûr, la réalité nous soumet à l’altérité. C’est alors que nous nous commençons à nous construire en identification ou, plus souvent, en opposition. Le grand aime les livres ? Je me consacre au sport. Ma petite soeur réclame des légumes ? Je veux du saucisson.

Mais par dessus tout, origine commune et quotidien partagé, parfois jusque dans la même chambre, créent une vraie complicité, un front commun opposé aux parents interdicteurs.

Et l’enfant unique ?

C’est peut-être ce qui manque le plus cruellement à l’enfant unique, un soutien pour faire face aux « grands », aux adultes tout-puissants. Cela est encore plus vrai lorsque le couple parental va mal et qu’il faut affronter le risque de séparation. Dans ce cas, frères et soeurs deviennent une zone de permanence, des confidents. Seul, l’enfant doit accomplir une maturation accélérée pour comprendre les changements de son environnement, voire pour devenir le « thérapeute » de son parent le plus fragile puisqu’il devient son unique soutien.

Mais même dans un foyer harmonieux, la solitude face aux angoisses de l’enfance tout comme l’impossibilité de partager ses expériences peuvent s’avérer bien plus difficiles que la rivalité avec les frères et soeurs. Car les rivaux sont aussi des compagnons de chaque minute.

Dans cette absence de rivalité, l’enfant unique a plus de mal à sortir de son sentiment d’omnipotence infantile. D’autant plus que, en tant qu’unique objet de l’amour parental, il se trouve bien souvent surinvesti par le narcissisme de ses parents. Comment vivre en société, reconnaître l’autre dans son existence propre, lorsque notre seule existence a suffi à combler tous les besoins de nos parents… « jusqu’à les stériliser », ajoute Chantal Lechartier-Atlan ?

Enfin, les enfants uniques se construisent dans le risque. Là où les expériences fondamentales s’effectuent d’égal à égal dans la fratrie, l’ambivalence des enfants uniques ne peut se vivre qu’avec les parents, la rivalité également, au moment de l’oedipe. Cela en fait-il des adultes plus téméraires ? Parfois. Mais parfois aussi, des adultes plus inhibés.

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